La trace perdue de l’acteur politique dans un pays à la mémoire mutilée
Les autorités que vous ne voyez pas n'ont pas de photos disponibles sur le net... (note de l'auteur)
Alain Deschamps a été Ambassadeur de France aux Comores de 1983 à 1987. Sur Saïd Mohamed Djohar, il a écrit notamment: «Pendant
son mandat, les citoyens comoriens assistèrent à la gestation, de plus
en plus difficile, et à la mort rapide de gouvernements sans cohésion.
Salim Himidi a relevé la succession chaotique de"dix-huit équipes gouvernementales et 200 nominations ministérielles en cinq ans"» (Alain DESCHAMPS: Les Comores d’Ahmed Abdallah. Mercenaires, révolutionnaires et cœlacanthe, Karthala, Collection «Tropiques», Paris, 2005, p. 173). Sur le même Président, la journaliste Sitti Saïd Youssouf a écrit: «Selon un membre de l’ancien gouvernement,"il faudrait le surveiller 24 heures sur 24 pour l’empêcher de changer d’avis au rythme de visites de ses proches". Les folles heures des 18 et 19 juillet[1993] sont
révélatrices: elles ont vu plusieurs décisions contradictoires:
dissolution spectaculaire de l’Assemblée, confirmation du soutien
présidentiel à l’ex-Premier ministre Saïd-Ali Mohamed, destitution de
celui-ci quelques heures plus tard au profit d’Ahmed Ben Cheikh – prié
en vain de démissionner le même jour – tentative de rétablissement du
Parlement [...]» (Sitti SAÏD YOUSSOUF: Comores. Législatives de tous les dangers, Le Nouvel Afrique Asie n°49, Paris, octobre 1993, p. 31.).
La
dramaturgie politique qu’Alain Deschamps et Sitti Saïd Youssouf agitent
sous le nez du lecteur est tragiquement intéressante. Cependant, le
citoyen lambda, l’observateur et le chercheur n’auront pas la chance
d’avoir sous leurs yeux la liste impressionnante de ces gouvernements
furtifs et à la petite semaine (cela ne s’invente pas), constitués de
ministres à la sauvette. En plus, Papadjoe est non seulement le pionnier
de la «Oumra gouvernementale», ces gouvernements qui durent le
temps d’un petit pèlerinage, mais a encore innové, en instaurant le
mandat le plus court pour un Premier ministre: moins d’une journée. Le
record mondial de tous les temps.
Mais,
de ces exotismes politiques très épicés, on ne sait où en trouver la
trace. Cette trace n’existe plus. Nulle part. Or, ce qui est en jeu
aujourd’hui, c’est la disparition de toute trace, dans l’Histoire, de
l’homme d’État comorien. Aujourd’hui, sur Internet,
on a la liste complète des membres de tous les gouvernements de la
République française. La biographie de ces hommes d’État est également
disponible. De même, sur le «Portail national du Maroc», on
dispose de la liste et des dates de nomination et de remaniement de tous
les gouvernements marocains. D’autres exemples nationaux pourraient
être cités, et les Comores n’en font pas partie.
Aux
Comores, rien n’est fait pour préserver le souvenir des hommes d’État. À
Anjouan, on oublie que Boudra Halidi et Anfane Mohamed ont été
Gouverneurs de l’île. À Mohéli, d’Ahmed Mattoir, ancien Gouverneur, on
ne connaît que le Stade de Fomboni, qui ne porte son nom que de manière
officieuse et symbolique, sans pancarte, ni panneau. À la Grande-Comore,
rien n’est fait pour rappeler la grande expérience politique de l’Homme
d’État Saïd-Hassan Saïd-Hachim, à qui on doit consacrer une biographie.
Abdou Djaha, Abdou Moustakim, Ali Nassor, Mouhtar Ahmed Charif, Saïd
Kafé et d’autres ont été ministres, mais on l’«oublie». Mouzaoir Abdallah, lui aussi, vaut une immense biographie, mais il n’y a personne pour y penser.
En
réalité, la responsabilité de cette mutilation de la mémoire est
partagée. L’État comorien est le premier à oublier ses serviteurs, bons
ou mauvais. Ensuite, les familles des hommes d’État entourent leurs
chers disparus d’une chape d’airain à laquelle elles voudraient
attribuer une impossible respectabilité, une déification qui serait la
conséquence logique d’une politique d’exaltation du culte de la
personnalité. De fait, quand l’historien Mahmoud Ibrahim consacre une
grosse Thèse de Doctorat (565 pages) à Saïd Mohamed Cheikh, il se trouva
en désaccord profond avec la famille de l’ex-Président du Conseil de
Gouvernement, qui refuse de voir en ce dernier le moindre défaut
politique. Or, cette Thèse a obtenu la Mention Très Honorable (la plus
haute) et les Félicitations du jury. L’attitude hostile des familles des
hommes d’État rebute les chercheurs. D’autres biographies auraient été
possibles, mais les universitaires comoriens ont peur du vide
scripturaire qui entoure la vie d’hommes d’État comoriens qui n’écrivent
pas, ainsi que les risques de procès pour diffamation au cas où la
vérité scientifique obligerait à écrire certaines réalités. L’acteur
politique comorien lui-même n’est pas généreux envers lui-même au regard
de l’Histoire, puisqu’il n’écrit rien sur son parcours politique. Les
Mémoires d’autoglorification de Saïd Mohamed Djohar valent mieux que
l’absence d’écriture de la part des autres hommes d’État comoriens.
D’ailleurs, il faudra que les documents remis à Saïd Abasse Dahalani et
qui ont permis la rédaction de ces Mémoires soient remis au CNDRS, et
que leurs copies puissent être à la disposition des chercheurs.
Aujourd’hui, il est plus facile de consulter le fameux «J’accuse»
qu’Émile Zola a publié le jeudi 13 janvier 1889 pour défendre le
Capitaine Alfred Dreyfus, d’écouter ou lire le Discours que François
Mitterrand a prononcé devant le Monument de la Révolution à Mexico le 20
octobre 1981 («Discours de Cancun»), ou encore son fameux
Discours de La Baule du 20 juin 1990, que le Discours par lequel le
Président Ahmed Abdallah Abderemane avait proclamé l’indépendance des
Comores le 6 juillet 1975. Au Maroc, tous les discours, interviews et
déclarations publiques du Roi Mohammed V au Roi Mohammed VI, en passant
par Hassan II, sont publiés chaque année par le ministère de la
Communication. Aux Comores, par contre, la méchanceté des Présidents est
poussée à son paroxysme quand, le 6 juillet de chaque année, ils
célèbrent l’indépendance du pays tout en faisant tout pour occulter le
nom de son artisan: Ahmed Abdallah Abderemane, dont seul Moussa Toybou,
Gouverneur d’Anjouan en 2007-2010, rappelait le souvenir. Que son nom
soit donné au Port de Mutsamudu – enfin – ne change rien à l’ingratitude
des vivants envers les morts qui les ont précédés.
Au
cours de la campagne en vue des élections présidentielles d’octobre et
décembre 2010, j’ai personnellement demandé aux entourages de certains
candidats, y compris à celui d’Ikililou Dhoinine, de conserver tous les
discours prononcés, pour en garder une trace dans l’Histoire, mais on ne
prend pas au sérieux les élucubrations d’un petit chercheur. Début juin
2011, quelques jours après l’investiture d’Ikililou Dhoinine, j’ai
réitéré la même demande, mais en ce qui concerne les souvenirs du
passage de ce dernier à la tête de l’État, mais la personne à qui j’ai
demandé cela me considère depuis longtemps comme un dangereux pestiféré
qu’il ne faut pas fréquenter et prendre au sérieux. Auparavant, le 14
février 2011, je lui avais parlé de tout ça, notamment pour constituer
un petit musée, mais comme la personne qui a proposé l’idée est
déplaisante, forcément sa proposition devrait l’être.
En 2002, le Docteur Mahmoud Ibrahime publiait le livre La Naissance de l’élite politique comorienne (1957-1975),
chez l’Harmattan, à Paris. Les écrivains comoriens devront penser aux
politiciens de la période actuelle aussi, mais, une fois de plus, la
peur d’écrire ce qui ne plaira pas aux intéressés et à leurs familles
prédomine. Un Lycée qui a perdu sa vocation de creuset national, un
Aéroport international et un Port sont les seuls édifices publics
portant le nom d’une personnalité politique aux Comores. Il s’agit
respectivement de Saïd Mohamed Cheikh, Saïd Ibrahim et Ahmed Abdallah.
C’est insignifiant.
L’homme
d’État comorien est devenu une goutte d’eau sur le sable, un vent qui
souffle dans le désert, un nuage qui disparaît après avoir voilé le
soleil et permis des gouttes de pluies, une anguille de la rivière
Gnombéni, à Djoiezi, qu’on essaie d’attraper à la main. Dans tous les
cas cités, il ne reste pas de trace de l’acteur et de l’événement.
ABDELAZIZ Riziki Mohamed.
ABDELAZIZ Riziki Mohamed.
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