mardi 28 mai 2013

L’homme d’État comorien dans le cimetière de l’oubli, par Dr Abdelaziz Riziki M.


La trace perdue de l’acteur politique dans un pays à la mémoire mutilée

 Les autorités que vous ne voyez pas n'ont pas de photos disponibles sur le net...                      (note de l'auteur)
 


Alain Deschamps a été Ambassadeur de France aux Comores de 1983 à 1987. Sur Saïd Mohamed Djohar, il a écrit notamment: «Pendant son mandat, les citoyens comoriens assistèrent à la gestation, de plus en plus difficile, et à la mort rapide de gouvernements sans cohésion. Salim Himidi a relevé la succession chaotique de"dix-huit équipes gouvernementales et 200 nominations ministérielles en cinq ans"» (Alain DESCHAMPS: Les Comores d’Ahmed Abdallah. Mercenaires, révolutionnaires et cœlacanthe, Karthala, Collection «Tropiques», Paris, 2005, p. 173). Sur le même Président, la journaliste Sitti Saïd Youssouf a écrit: «Selon un membre de l’ancien gouvernement,"il faudrait le surveiller 24 heures sur 24 pour l’empêcher de changer d’avis au rythme de visites de ses proches". Les folles heures des 18 et 19 juillet[1993] sont révélatrices: elles ont vu plusieurs décisions contradictoires: dissolution spectaculaire de l’Assemblée, confirmation du soutien présidentiel à l’ex-Premier ministre Saïd-Ali Mohamed, destitution de celui-ci quelques heures plus tard au profit d’Ahmed Ben Cheikh – prié en vain de démissionner le même jour – tentative de rétablissement du Parlement [...]» (Sitti SAÏD YOUSSOUF: Comores. Législatives de tous les dangers, Le Nouvel Afrique Asie n°49, Paris, octobre 1993, p. 31.).

La dramaturgie politique qu’Alain Deschamps et Sitti Saïd Youssouf agitent sous le nez du lecteur est tragiquement intéressante. Cependant, le citoyen lambda, l’observateur et le chercheur n’auront pas la chance d’avoir sous leurs yeux la liste impressionnante de ces gouvernements furtifs et à la petite semaine (cela ne s’invente pas), constitués de ministres à la sauvette. En plus, Papadjoe est non seulement le pionnier de la «Oumra gouvernementale», ces gouvernements qui durent le temps d’un petit pèlerinage, mais a encore innové, en instaurant le mandat le plus court pour un Premier ministre: moins d’une journée. Le record mondial de tous les temps.

Mais, de ces exotismes politiques très épicés, on ne sait où en trouver la trace. Cette trace n’existe plus. Nulle part. Or, ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la disparition de toute trace, dans l’Histoire, de l’homme d’État comorien. Aujourd’hui, sur Internet, on a la liste complète des membres de tous les gouvernements de la République française. La biographie de ces hommes d’État est également disponible. De même, sur le «Portail national du Maroc», on dispose de la liste et des dates de nomination et de remaniement de tous les gouvernements marocains. D’autres exemples nationaux pourraient être cités, et les Comores n’en font pas partie.

Aux Comores, rien n’est fait pour préserver le souvenir des hommes d’État. À Anjouan, on oublie que Boudra Halidi et Anfane Mohamed ont été Gouverneurs de l’île. À Mohéli, d’Ahmed Mattoir, ancien Gouverneur, on ne connaît que le Stade de Fomboni, qui ne porte son nom que de manière officieuse et symbolique, sans pancarte, ni panneau. À la Grande-Comore, rien n’est fait pour rappeler la grande expérience politique de l’Homme d’État Saïd-Hassan Saïd-Hachim, à qui on doit consacrer une biographie. Abdou Djaha, Abdou Moustakim, Ali Nassor, Mouhtar Ahmed Charif, Saïd Kafé et d’autres ont été ministres, mais on l’«oublie». Mouzaoir Abdallah, lui aussi, vaut une immense biographie, mais il n’y a personne pour y penser.

En réalité, la responsabilité de cette mutilation de la mémoire est partagée. L’État comorien est le premier à oublier ses serviteurs, bons ou mauvais. Ensuite, les familles des hommes d’État entourent leurs chers disparus d’une chape d’airain à laquelle elles voudraient attribuer une impossible respectabilité, une déification qui serait la conséquence logique d’une politique d’exaltation du culte de la personnalité. De fait, quand l’historien Mahmoud Ibrahim consacre une grosse Thèse de Doctorat (565 pages) à Saïd Mohamed Cheikh, il se trouva en désaccord profond avec la famille de l’ex-Président du Conseil de Gouvernement, qui refuse de voir en ce dernier le moindre défaut politique. Or, cette Thèse a obtenu la Mention Très Honorable (la plus haute) et les Félicitations du jury. L’attitude hostile des familles des hommes d’État rebute les chercheurs. D’autres biographies auraient été possibles, mais les universitaires comoriens ont peur du vide scripturaire qui entoure la vie d’hommes d’État comoriens qui n’écrivent pas, ainsi que les risques de procès pour diffamation au cas où la vérité scientifique obligerait à écrire certaines réalités. L’acteur politique comorien lui-même n’est pas généreux envers lui-même au regard de l’Histoire, puisqu’il n’écrit rien sur son parcours politique. Les Mémoires d’autoglorification de Saïd Mohamed Djohar valent mieux que l’absence d’écriture de la part des autres hommes d’État comoriens. D’ailleurs, il faudra que les documents remis à Saïd Abasse Dahalani et qui ont permis la rédaction de ces Mémoires soient remis au CNDRS, et que leurs copies puissent être à la disposition des chercheurs.

Aujourd’hui, il est plus facile de consulter le fameux «J’accuse» qu’Émile Zola a publié le jeudi 13 janvier 1889 pour défendre le Capitaine Alfred Dreyfus, d’écouter ou lire le Discours que François Mitterrand a prononcé devant le Monument de la Révolution à Mexico le 20 octobre 1981 («Discours de Cancun»), ou encore son fameux Discours de La Baule du 20 juin 1990, que le Discours par lequel le Président Ahmed Abdallah Abderemane avait proclamé l’indépendance des Comores le 6 juillet 1975. Au Maroc, tous les discours, interviews et déclarations publiques du Roi Mohammed V au Roi Mohammed VI, en passant par Hassan II, sont publiés chaque année par le ministère de la Communication. Aux Comores, par contre, la méchanceté des Présidents est poussée à son paroxysme quand, le 6 juillet de chaque année, ils célèbrent l’indépendance du pays tout en faisant tout pour occulter le nom de son artisan: Ahmed Abdallah Abderemane, dont seul Moussa Toybou, Gouverneur d’Anjouan en 2007-2010, rappelait le souvenir. Que son nom soit donné au Port de Mutsamudu – enfin – ne change rien à l’ingratitude des vivants envers les morts qui les ont précédés.

Au cours de la campagne en vue des élections présidentielles d’octobre et décembre 2010, j’ai personnellement demandé aux entourages de certains candidats, y compris à celui d’Ikililou Dhoinine, de conserver tous les discours prononcés, pour en garder une trace dans l’Histoire, mais on ne prend pas au sérieux les élucubrations d’un petit chercheur. Début juin 2011, quelques jours après l’investiture d’Ikililou Dhoinine, j’ai réitéré la même demande, mais en ce qui concerne les souvenirs du passage de ce dernier à la tête de l’État, mais la personne à qui j’ai demandé cela me considère depuis longtemps comme un dangereux pestiféré qu’il ne faut pas fréquenter et prendre au sérieux. Auparavant, le 14 février 2011, je lui avais parlé de tout ça, notamment pour constituer un petit musée, mais comme la personne qui a proposé l’idée est déplaisante, forcément sa proposition devrait l’être.

En 2002, le Docteur Mahmoud Ibrahime publiait le livre La Naissance de l’élite politique comorienne (1957-1975), chez l’Harmattan, à Paris. Les écrivains comoriens devront penser aux politiciens de la période actuelle aussi, mais, une fois de plus, la peur d’écrire ce qui ne plaira pas aux intéressés et à leurs familles prédomine. Un Lycée qui a perdu sa vocation de creuset national, un Aéroport international et un Port sont les seuls édifices publics portant le nom d’une personnalité politique aux Comores. Il s’agit respectivement de Saïd Mohamed Cheikh, Saïd Ibrahim et Ahmed Abdallah. C’est insignifiant.


L’homme d’État comorien est devenu une goutte d’eau sur le sable, un vent qui souffle dans le désert, un nuage qui disparaît après avoir voilé le soleil et permis des gouttes de pluies, une anguille de la rivière Gnombéni, à Djoiezi, qu’on essaie d’attraper à la main. Dans tous les cas cités, il ne reste pas de trace de l’acteur et de l’événement.

ABDELAZIZ Riziki Mohamed.




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