
Jamais,
de ma carrière de journaliste, je n'ai utilisé ce mode de communication
pour adresser un message au premier magistrat du pays. Si j'en use
aujourd'hui, c'est parce que mes nombreuses tentatives pour vous rendre
une visite de courtoisie sont restées infructueuses et ma demande
d'entrevue pour vous présenter les résultats de l'enquête de l'agence
Thomson Reuters sur la situation des femmes dans les Etats membres de la
Ligue Arabe n'a pas non plus obtenu gain de cause.
A travers
cette lettre, je voudrais vous entretenir sur un sujet délicat : la
crise de la presse comorienne. D'abord pour partager mes diagnostics,
ensuite pour parler des responsabilités et enfin proposer des pistes de
solution, dans l'espoir que vous y apporterez tout votre soutien.
Excellence M. le Président,
La
presse comorienne est doublement en crise. Une crise éditoriale qui ne
cesse de s'aggraver et une crise financière qui n'est pas près de voir
le bout du tunnel. Cette crise se caractérise par la pauvreté éditoriale
qui n'honore pas le pays et la médiocrité de l'écriture journalistique
qui décrédibilise le métier.
Les journalistes se sont englués
dans un doute collectif, une sorte de crise de conscience, parce qu'ils
savent qu'ils s'écartent des principes de l'éthique journalistique et
des règles déontologiques de l'exercice du métier. Les journaux, la
presse audiovisuelle, en quête permanente de financement pour supporter
les coûts exorbitants de production, se sont transformés en simples
interfaces de communication des institutions nationales et du Système
des Nations-unies. Certains organes, radios pour la plupart, ont choisi
de jouer les relais de la propagande, et des hauts responsables en font
leurs choux gras. Et on assiste impuissant à une désaffection des plus
belles plumes de la presse nationale.
Il est donc devenu
coutumier de ne croiser les journalistes que dans les salles de
conférence des hôtels, dépêchés pour couvrir les ateliers et les
séminaires. Ils sont, par contre, totalement absents dans les zones où
vit la population, absents dans les secteurs d'intenses activités
sociales ou économiques pour parler des secteurs en difficultés ou en
crise, des contraintes, ou des espoirs et des perspectives.
Or
notre rôle, permettez-moi de le rappeler, est de rechercher
l'information, la trier, la traiter, pour la rendre signifiante,
assimilable et attrayante. Notre mission principale est de permettre
surtout à nos concitoyens de comprendre le monde qui l'entoure pour
pourvoir agir avec intelligence et être capable d'influer sur le cours
des événements.
Dans le traitement de l'information, nous n'avons
ni amis, ni ennemis. Nous avons un devoir d'objectivité et de
neutralité. On distingue les professionnels par la pertinence des
propos, l'éclairage qu'ils portent sur les événements, la profondeur de «
la valeur ajoutée » de l'information.
L'information est un
élément de pouvoir. Nous en sommes les premiers conscients. Elle permet
de préparer et d'orienter les actions des citoyens. Mais mal conduite,
mal restituée, elle provoque « un enchainement de jugements » erronés,
susceptibles de créer des réactions détournées, des tensions inutiles,
parfois disproportionnées. Les pressions commerciales sont si énormes
que les journaux perdent leur âme.
Résultat ? L'injustice
s'installe, les abus se multiplient, les dysfonctionnements de l'Etat
restent en l'état, les services sociaux continuent à se dégrader, les
relations humaines et la qualité de la vie se détériorent, le débat
politique se situe au ras des pâquerettes et la presse continue
d'évoluer en marge de la société.
Faire de la communication par
le biais de la presse d'information générale est devenue une pratique
abusivement exploitée par les détenteurs du pouvoir. « L'information »
véhiculée n'est pas juste, n'est pas vraie, n'est pas complète car elle
est fondée sur la manipulation.
La presse n'est appréciée en haut
lieu que si elle présente des gros titres flatteurs, des grands
portraits à la « Une » des hauts responsables. Le ministère des Finances
a auguré deux pages de communication chaque mercredi, financé par
l'argent du contribuable. Des papiers redondants, des informations
redoublées et colorées, subtilement et dangereusement confondues avec
les pages d'information.
Le financement de ces pages de publicité
entretient une autocensure regrettable, parce que la presse d'Etat qui
bénéficie de ces retombées financières ne disserte plus en retour sur
les dysfonctionnements de ce ministère.
La loi comorienne et la
Charte des journalistes définissent, pourtant clairement la limite de
l'exerce de nos libertés, en protégeant « le respect de la dignité
humaine », « la liberté et de la propriété d'autrui », et « le caractère
pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion. » La
loi et la Charte encouragent la presse à « provoquer par l'information,
le débat et l'échange des idées indispensables au bon fonctionnement des
institutions démocratiques », favorisant ainsi « la participation des
Comores au dialogue universel et culturel par la diffusion à l'étranger
des valeurs culturelles comoriennes sous toutes ses formes. »
En
lisant la presse le matin, on constate que nous sommes trop éloignés des
préoccupations que la loi et la Charte des droits et des devoirs nous
confèrent et des missions qu'elles nous assignent.
Rien qu'en
parcourant la liste des plaintes déposées par la commission
anti-corruption, en s'imprégnant de la nature et de l'ampleur des
affaires de détournement et de malversation, on se rend compte que la
presse ne joue pas son rôle, parce qu'elle n'est pas, comme sous
d'autres cieux, à la pointe de ce combat, mais plutôt à la traîne.
Nous
avons la chance d'avoir une diaspora qui aime son pays et qui apporte
une contribution de près de 179% du budget de l'Etat. L'information
qu'elle reçoit est médiocre et le regard qu'elle porte sur la liberté
est des plus sévères. Par d'autres biais de communication, elle reçoit
l'écho des hommes et des femmes, des associations qui travaillent
admirablement, comme lui parvient aussi l'écho des gâchis en matière de
gestion politique et financière et de respect des droits humains.
Al-Watwan
se fait un devoir d'honorer les femmes et les hommes, de l'intérieur
comme de la diaspora, qui se sont distingués durant l'année écoulée, par
le talent, le courage, l'initiative, l'intelligence, le patriotisme.
Parce qu'au-delà de la critique, la presse reconnait le mérite.
Excellence M. le Président,
Les
derniers rapports des experts révèlent que la pauvreté s'est aggravée
en dix ans, malgré les programmes mis en œuvre; les objectifs du
millénaire s'éloignent malgré les milliards engloutis. Il y a quelque
chose qui ne tourne pas rond quand nous lisons à « longueur d'années»,
des bilans globalement positifs présentés par la presse.
Il est
temps d'interpeller nos consciences. Parce qu'une presse qui cache ou
qui n'ose pas enfonce son pays dans la gadoue au lieu de l'aider à se
relever et à avancer.
Le vicieux débat entre une presse
gouvernementale qui doit rester sur commande et une presse indépendante
qui peut demeurer libre démontre que ceux qui le colportent ignorent que
la loi portant code de l'information ne reconnait pas de dualité de
l'information. Mieux encore, l'Etat n'accorde ses subventions que pour
assurer le plein exercice de la liberté de la presse et pour empêcher au
contraire les groupements privés de prendre le contrôle total.
La
presse comorienne ne dispose pas de moyens de mener des enquêtes
d'investigation, et l'Etat comorien fait tout pour l'en dissuader.
Pendant que dans certains pays comme les Etats-Unis, des fonds sont mis
en place pour encourager les enquêtes d'investigation, ici, on brandit
les menaces de retrait des publicités, de censure brutale, comme ce fut
le cas du Magazine d'Al-Watwan, retiré des kiosques, parce que la
rédaction a ''commis le péché'' d'enquêter sur l'état chaotique des
finances publiques, la gestion malsaine de la citoyenneté économique, la
corruption dans les appels d'offres publics...
Il est temps
d'accorder un temps de réflexion à la presse, pour déterminer « Quelle
Presse Voulons-nous Dans Ce pays ? ». Les professionnels, les citoyens,
l'Etat, les partis politiques, les syndicats, les associations, les
annonceurs doivent se pencher sérieusement pour donner à la presse les
moyens et les capacités de jouer son rôle.
Il faut d'abord passer
par l'institutionnalisation des formations permanentes pour répondre
aux impératifs des rédactions, améliorer sans cesse la qualité des
productions intellectuelles. Il faudra aussi prendre en compte la
dimension internationale de la crise de la presse écrite pour
accompagner le virage encore balbutiant du numérique. La France finance
déjà les formations spécialisées au prestigieux Centre de Formation
Professionnelle des Journalistes de Louvre et la Chine est disposée à
accueillir des journalistes dans les domaines de la presse écrite et de
l'audiovisuel.
Pour ce faire, le gouvernement, garant de la démocratie, doit d'abord adopter un « Plan en Faveur de la Presse. »
Il
faut de toute urgence mettre en place une coordination regroupant le
Conseil national de la presse et de l'audiovisuel, le ministère et les
commissariats de l'information, le ministère de la Culture,
l'Université, les organisations professionnelles de la presse, et les
services de presse de la présidence, pour préparer des assises
nationales.
Des chantiers peuvent d'ores et déjà être lancés. Il
s'agit très vite, comme cela se fait de nos jours en France,
d'accompagner le virage stratégique du numérique, négocier des
réaménagements fiscaux pour abaisser les coûts d'impression, défendre
les valeurs et les métiers du journalisme et restaurer la confiance avec
les lecteurs, renforcer les fonds propres des entreprises de presse,
reconquérir le lectorat au travers de mesures d'encouragement à la
lecture pour les jeunes, repenser globalement la gouvernance des «
communications publiques » et des subventions pour en faire bénéficier à
la presse indépendante.
Il convient de rappeler ici, que les
recommandations pertinentes des Etat généraux de la presse écrite n'ont
été que très partiellement prises en compte.
Les journalistes
avaient proposé de mettre en place une rotative pour imprimer les
journaux à un coût moindre, ouvrir un centre de formation
professionnelle qui répondra aux demandes de formations adaptées des
organes de presse, mettre en place le conseil national de la presse en
le dotant des moyens adéquats de fonctionnement, soutenir le transfert
au numérique et mieux outiller la presse pour utiliser les réseaux
sociaux, favoriser la négociation des conventions collectives pour
défendre les droits des journalistes en vue de les sortir de la
précarité et enfin légiférer en matière d'accès aux sources et de
dépénalisations des délits de presse.
Pour toutes ces questions,
je suis convaincu que vous porterez toute l'attention méritée et que
vous mobiliserez les ressources nécessaires pour sortir la presse de la
crise.
Je vous prie de croire, Excellence Monsieur le président, à l'expression de ma très haute considération.
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Ahmed Ali Amir
Journaliste
ahmedaliamir@yahoo.fr
Tel : 322 63 11